Sebastian Kraszewski, Fabien Picaud, Christophe Ramseyer
L’expérience scientifique s’effectue de moins en moins dans le monde réel et de plus en plus, de façon virtuelle, sur des données. On parle alors d’expérience in silico. En effet, on croit désormais pouvoir mimer tous les mécanismes naturels qui régissent la matière vivante en les réduisant à des processus de traitement de l’information. Cela donne naissance à une forme singulière d’expérience, qui ne se contente plus d’interroger le réel, mais qui le reproduit à l’aide d’une séquence d’opérations logiques. Aujourd’hui la communauté des physiciens, chimistes et biologistes impliqués dans ce type d’expérimentation in silico caresse le doux rêve de simuler un jour une cellule biologique entière. Ce type d’expériences requiert souvent des moyens de calcul qui ne sont pas conventionnels. PRACE (Partnership for Advanced Computing in Europe) est l’infrastructure européenne pour le calcul intensif dont la mission est de répondre à de tels projets ambitieux. PRACE souhaite notamment placer les projets de recherche européens, toutes disciplines confondues, au coeur d’une compétition positive dont l’ultime but est de contribuer au bien de la société. PRACE vient de publier les résultats de ses derniers appels à projets : Elle a retenu le projet bisontin du laboratoire Nanomédecine relatif à l’étude in silico de la vectorisation de médicaments anti-cancéreux et de leur toxicité associée. Après une évaluation positive, le Conseil d'administration de PRACE a attribué au projet la machine JUGENE (installée à Jülich en Allemagne et ouverte à hauteur de 30 % dans le cadre de PRACE) avec un accès pendant la période de mai et juin 2012.
Il faut savoir que les médicaments anti-cancéreux sont en général un ensemble de substances (les sels de platine par exemple) susceptibles de tuer des cellules cancéreuses actives (qui se multiplient et prolifèrent). Ces substances permettent d'inhiber la fabrication de matériaux utiles à la cellule pour se reproduire. Elles agissent en général en endommageant le matériel héréditaire, c'est à dire les chromosomes et plus spécifiquement l'ADN permettant de transmettre les caractères de la cellule mère à la cellule fille. Ceci aboutit à la mort de la cellule. Les effets secondaires des anticancéreux sont particuliers parce que leur efficacité est liée à leur toxicité sur des cellules humaines en cours de multiplication. Or, il n’y a pas que les cellules tumorales qui se divisent, il y a également les cellules normales de notre organisme. Les anticancéreux peuvent donc aussi s’attaquer à certaines cellules saines, surtout si celles-ci sont de croissance rapide : ce sont les effets secondaires les plus fréquents. C’est donc toute la difficulté de l’évaluation du rapport bénéfice /risque qui est au cœur du débat aujourd’hui dans les laboratoires impliqués dans la lutte contre le cancer.
Un contrôle très précis de la dose thérapeutique et un meilleur ciblage des cellules cancéreuses est donc nécessaire. A ce jour, la vectorisation des sels de platine par des nanoparticules de carbone semble une voie prometteuse pour répondre à cette question. On souhaite notamment délivrer de manière passive le médicament au sein des cellules malades et ainsi diminuer les doses et par voie de conséquence réduire les effets secondaires indésirables. Une compréhension claire des interactions entre le médicament et les cellules est néanmoins nécessaire.
Le système moléculaire d'environ 2 millions d'atomes contenant la membrane lipidique, les protéines transmembranaires (Kv1.2 – rouge, APQ4 – bleu, AChR – orange) et une protéine du plasma sanguin (HSA – verte).
Un système dynamique à deux millions d’atomes ! Les sels de platine ont parfois des effets secondaires très nocifs pour le patient. La majorité des produits anticancéreux utilisés sont toxiques pour les cellules sanguines. Ceci se traduit par une baisse de leur nombre et l'apparition d'infections et d'hémorragies. Ils ont également une action sur l'appareil neurologique et plus spécifiquement au niveau des membres inférieurs et des membres supérieurs. Les sels de platine présentent aussi une toxicité rénale. Le projet déposé par le laboratoire de nanomédecine a donc été conçu pour simuler dynamiquement l'interaction de sels de platine (cisplatine, transplatine, carboplatine,…) transportés par des vecteurs de carbone solubles (fullerènes) avec une membrane cellulaire modèle. Cette dernière (voir figure/movie) est constituée d'une membrane lipidique dans laquelle sont insérés divers canaux membranaires comme le canal à potassium Kv1.2 (Les canaux ioniques ont un rôle central dans la physiologie des cellules excitables comme les neurones ou les cellules musculaires et cardiaques. Ils jouent aussi un rôle crucial dans la physiologie des reins), une aquaporine APQ4 (les aquaporines sont les protéines impliquées fortement dans les échanges et les flux d’eau observés dans les organes comme les reins qui sont capable capable de traiter l'équivalent de plusieurs centaines de litre d'eau par jour) et un récepteur de l'acétylcholine AChR (récepteur sur les synapses des cellules nerveuses). Le milieu aqueux contient également l’albumine sérique humaine HSA (un transporteur naturel des médicaments). Ce modèle de membrane cellulaire, loin d’être exhaustif, comporte néanmoins déjà plus de deux millions d’atomes. Un tel projet ne pouvait pas être mené sur les calculateurs nationaux et grâce à PRACE, il verra le jour prochainement. Néanmoins, le mésocentre de Franche-Comté a largement contribué à promouvoir ce projet lors du « grand challenge » réalisé au cours des vacances de noël dernier en attribuant la quasi-totalité de ses ressources à ce projet (100 000 core-heures). Beau cadeau de Noel en quelque sorte !